Pierre-Alain Chambaz | L’ÉTAT DU SIKKIM A FAIT LE PARI DE L’AGRICULTURE BIO

L’ÉTAT DU SIKKIM A FAIT LE PARI DE L’AGRICULTURE BIO

Cette petite région himalayenne est en train de prouver qu’économie verte peut se conjuguer avec un développement réel et objectif. Depuis 1997, la croissance de son PIB, actuellement de 18 %, augmente chaque année et à chaque récolte…

Récolte des feuilles de thé dans le petit État himalayen du Sikkim. Interdite de production de masse en raison d'un relief accidenté, la région s'est tournée vers des cultures diversifiées. Crédits photo : © Tim Chong / Reuters/REUTERS
Récolte des feuilles de thé dans le petit État himalayen du Sikkim. Interdite de production de masse en raison d’un relief accidenté, la région s’est tournée vers des cultures diversifiées. Crédits photo : © Tim Chong / Reuters/REUTERS
Assis sur le flanc de la montagne à Rabong, à 2 000 mètres d’altitude, Gurung contemple le lever du soleil sur le mont Kanchenjunga, le troisième sommet du monde en termes de hauteur. « Le soleil est notre dieu, il nourrit la terre et les hommes », déclare ce paysan d’une cinquantaine d’années, au visage ridé et à la peau tannée. Il n’a jamais quitté sa terre natale, son « paradis sur ­terre ». Gurung possède aujourd’hui une maisonnette équipée de panneaux solaires, offerts par l’État, et cultive, comme tous les autres agriculteurs du Sikkim, des légumes biologiques. Une tradition héritée de pratiques ancestrales.
Le Sikkim est totalement différent du reste de l’Inde. À Gangtok, la capitale, le piéton est roi, le centre de la ville étant défendu aux voitures et à leurs klaxons. Peu de détritus jonchent le sol, le plastique y est partout interdit, chacun porte ses courses dans des sacs de papier ou de tissu distribués gratuitement par le gouvernement. « Dans les villes, on trouve des poubelles tous les 200 mètres, chose rare en Inde ! s’étonne même John, un touriste britannique, qui fixe son équipement sur le toit de sa voiture avant son départ pour un trek. C’est agréable de pouvoir profiter de la nature sans être impor­tuné par la vue irritante d’ordures… »
map sikkimPourtant, malgré ses paysages magnifiques, le Sikkim possède un écosystème parmi les plus sen­sibles du pays, notamment du fait du changement climatique. Dès 1997, anticipant un mouvement devenu universel, le gouvernement de l’État lance une campagne de mesures, alors quasi inédites, visant à créer une économie verte. Un cap audacieux et judicieux, mais délicat à tenir dans un contexte national où l’Inde cible une croissance à deux chiffres au détriment, conscient, de la question écologique. D’ici à 2015, le Sikkim sera le premier État indien totalement organique ; c’est l’objectif déclaré de son gouvernement. Les domaines prioritaires définis dans sa politique sont l’agriculture organique, l’horticulture, la floriculture, l’écotourisme et les énergies renouvelables, surtout hydraulique et solaire. Inaugurée en 2006, la campagne « Planter un arbre » oblige chaque habitant à faire pousser un jeune plant tous les ans afin de lutter contre la déforestation. « La forêt est en plus de notre principal atout touristique notre meilleur rempart contre les glissements de terrain et un régulateur puissant de la pollution des sols, des eaux et de l’air. Nous avons replanté près de cinq millions d’arbres à travers l’État », rapporte fièrement Tobgay, secrétaire d’État au Tourisme du Sikkim. La chasse est interdite dans la région, comme ailleurs en Inde. Quiconque s’aventure à tuer un animal sauvage encourt une amende d’environ 6 500 euros et un an de prison !

Une nation agricole

Sept ans après le lancement du programme « Mission verte », les habitudes écolos ont conquis les habitants et investi leurs pratiques quotidiennes. Gurung, par exemple, a complètement banni les pesticides : « Ils sont arrivés il y a une dizaine d’années. C’était une révolution, certains vantaient les profits rapides de ce produit miracle… Mais très vite, ses effets négatifs sont apparus. Ils tuent nos animaux et même les hommes. J’ai appris à cultiver la terre sans rien, à la force de mes bras et de mes bœufs… Et je continuerai ainsi avec mes enfants et petits-enfants ! » À un moment où les fertilisants chimiques créent partout la polémique en Inde, après l’épisode tragique dans une école du Bihar entraînant la mort de 22 écoliers ayant consommé un déjeuner empoisonné aux pesticides, la demande d’un retour à une nourriture saine est réelle et, désormais, militante.
L’Inde est encore une nation essentiellement agricole. Les deux tiers de sa population tirent directement leur subsistance de ce secteur. Près de Gangtok, les terres cultivables se situent pour la plupart sur un relief accidenté ; les plaines sont quasi inexistantes. L’État ne peut, dès lors, assurer une production de masse. Revers positif de la médaille, la diversité de ses sols et son climat lui permettent de cultiver des fleurs et des fruits et légumes variés. Pour se différencier qualitativement et valoriser sa mince production, le gouvernement a lancé, en 2003, sa campagne pour la promotion de l’agriculture biologique. Il s’est déclaré indépendant de toute substance chimique dans ses méthodes de production agricole, transformant de facto chaque ferme en exploitation biologique.
« Aujourd’hui, pour acheter des produits biolo­giques, les gens sont prêts à dépenser plus d’argent. Nous avons décidé d’affranchir notre État de l’utilisation de produits chimiques, affirme Pawan Kumar Chamling, chef du gouvernement du Sikkim depuis dix-neuf ans. Revenir à des méthodes ancestrales ne nous pose aucun problème puisque nous avons toujours maintenu un lien fort avec nos techniques traditionnelles. De plus, notre consommation de pesticides par hectare était inférieure à 6 kilos, soit la troisième plus faible du pays. Mais, pour accompagner ce qui pourrait s’apparenter, vu de l’extérieur, à une régression, nous nous engageons dans une politique volontariste visant à faire du Sikkim une terre labellisée 100 % biologique. »
Ce tournant engage 62 000 familles possédant moins de deux hectares de terres. Pour soutenir les fermiers et garantir l’intégrité de l’application des normes bio, l’État s’engage à tous les niveaux de la filière. « Nous avons établi les infrastructures nécessaires, assurant, non seulement, la qualité biologique de notre production agricole, mais aussi son transport, pour un meilleur respect de l’environnement ainsi que leur commercialisation aux meilleurs prix possibles », explique un haut fonctionnaire du Sikkim.
T. S. Sonam possède une orangeraie et cultive la cardamome et le gingembre sur son petit lopin de terre, près de Namchi, dans le sud du Sikkim. Il se réjouit des réformes entreprises :« Nous avons une petite ferme sur le flanc de la montagne. Les conditions d’exploitation étaient un véritable cauchemar. Il y a quatre ans, j’ai participé aux formations de floriculture organique proposées par l’État. Aujourd’hui, je me suis diversifié, je cultive des fleurs ; mes acheteurs viennent désormais du monde entier ! »

Un laboratoire du développement durable

Pourtant, des défis demeurent : « Ce qu’il reste à améliorer ? Nos routes ! Les infrastructures de transport les plus proches, comme les trains ou l’aéroport, sont à plus de 70 km d’ici ! »s’exclame T. S. Sonam. L’État a, en effet, beaucoup à faire pour moderniser ses équi­pements. Avec l’urbanisation, l’habitat traditionnel s’efface au profit de maisons en béton à plusieurs étages. La densité de plus en plus importante de ses nouvelles bâtisses, leur faible adaptation à l’environnement et leur forte consommation en ressources font peser un risque sur l’action publique menée jusqu’ici.
Malgré encore bien des défis à surmonter pour être à la hauteur de sa volonté d’exemplarité, le Sikkim semble avoir réussi son pari. Il est devenu l’État le plus écologique de l’Inde et, en l’espace de quelques années, un laboratoire du développement durable pour la nation entière. Le Sikkim se veut même un avant-poste modèle pour le monde dans l’adoption de ces principes. Le petit État himalayen a prouvé qu’économie verte pouvait se conjuguer avec un développement réel et objectif : la croissance de son PIB, actuellement de 18 % (1,25 milliard d’euros), augmente chaque année et à chaque ­récolte que Dieu fait.
L’écotourisme pour des revenus de complément
La région du Sikkim fait partie des plus importantes biosphères de l’Inde et abrite une faune et une flore riches. L’écotourisme a pour objectif de sensibiliser les touristes à la nature, la vie sauvage et aux pratiques des populations locales, dans le respect de l’environnement. Parmi les activités touristiques écologiques proposées par le Sikkim: le trek, les safaris, l’agriculture, l’escalade, le rafting, le kayak, etc. Pour lutter contre la prolifération d’hôtels bétonnés, le gouvernement encourage les populations rurales à la tenue de maisons d’hôtes. De nombreux villages se proposent d’accueillir directement les visiteurs. En plus de contrer l’exode rural, d’améliorer les comportements écologiques, la formule permet de produire un revenu de complément et d’ouvrir culturellement les habitants. «J’ai peu de terres cultivables et leurs revenus sont médiocres. Depuis que j’accueille des touristes, mon budget a augmenté et mes comptes sont mieux équilibrés, témoigne Tshering Bhutia, qui tient un petit bed and breakfast dans le village de Lachung, au nord de l’État. En plus de l’argent et grâce à mes invités, j’apprends beaucoup. Jamais je n’aurais pu en savoir autant sur mon pays et le monde sans leur passage et leur conversation.»

Le Figaro

Pierre-Alain Chambaz